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Allocution de Fernand Cuche
Durant 2 ans, j’ai suivi les cours du gymnase pédagogique à Neuchâtel. Lorsque je réussissais un 2,5 sur 6 dans une épreuve d’allemand, je me consolais en me disant que j’aurais pu faire encore moins bien. J’ai quitté ce lieu d’études en roue libre, comme vous l’aurez compris…
A 20 ans, j’entre à l’école de recrue pour devenir grenadier. Une unité que j’ai quittée 4 ans plus tard pour devenir objecteur de conscience. J’ai purgé ma peine à la prison St. Antoine tout en travaillant à la buanderie de l’hôpital cantonal.
A 25 ans, je termine avec un diplôme en poche ma formation d’assistant social, métier que je pratique durant 3 ans. L’épreuve la plus difficile fut la dactylographie. Au premier contrôle mon nombre de fautes était incalculable.
Jeune adulte, les camions et les autocars continuent de me fasciner. Je réussis les permis pour conduire ces véhicules. L’agence « aux pieds nus », située à Genève, m’engage pour emmener des étudiants dans le sud de la France.
A 30 ans, en association, nous achetons un domaine agricole aux Prés-sur-Lignières, cultivé selon les exigences de l’agriculture biologique. Je deviens paysan à temps partiel pour une quarantaine d’années, puis paysan syndicaliste, et successivement, député, conseiller national, conseiller d’État écologiste. La dactylographie, mieux maîtrisée ma servi dans l’exercice de ces différents mandats. Je conduis encore la voiture et le tracteur. Quant au train, je me contente définitivement de prendre place dans un wagon, comme tout le monde. Aujourd’hui, toujours aux Prés-sur-Lignières, trois domaines sont regroupés et cultivés selon les directives de bio-suisse.
Ce samedi matin de juin 2016, je me retrouve au collège Calvin. Si je pouvais reprendre des études, je me lancerais dans la biologie pour mieux comprendre la complexité du règne végétal et animal, ce bien le plus précieux, si malmené depuis trop longtemps déjà, et la philosophie pour tenter de comprendre les raisons qui nous poussent à être si destructeurs, à des degrés divers, les uns dans la relation aux autres, et dans notre relation à l’environnement.
Je vous l’accorde, la nature peut être à son tour menaçante et dévastatrice à notre égard par des inondations, des ouragans, des sécheresses, l’anéantissement de récoltes.
J’ai brièvement évoqué « mes trente premières » pour partager avec vous ce sentiment profond qu’il ne faut pas abandonner ses projets, ses envies, même si les écueils ou les égarements peuvent être nombreux, même si les parents tentent de vous remettre sur des chemins plus conventionnels, je reconnais que quelques fois ils avaient raison.
Le monde des adultes dans lequel vous entrez progressivement a été façonné jusqu’à maintenant sans votre participation. Vous accédez au stade où il vous est possible d’intégrer ses valeurs sociétales en bloc, ou de poser un regard critique, d’engager une profonde réflexion. En d’autres termes, cheminer dans votre propre vie.
Personnellement je perçois nos sociétés industrialisées de plus en plus corsetées, contrôlantes. Dès qu’un ralentissement s’immisce dans la machine à produire, nous tentons systématiquement de relancer le programme, comme si ce ralentissement pourrait nous amener à douter, puis à considérer la fragilité du système économique que nous développons, devenu intrinsèquement dépendant d’une croissance qui ne saurait faiblir, s’interrompre, au risque de faire sombrer l’édifice. Alors que nous pensions avancer à grands pas vers l’épanouissement définitif du monde, comme l’avènement du paradis sur terre, nous pressentons plutôt une impasse.
Ces ralentissements répétitifs nous amènent à considérer que nous sommes peut-être piégés par le dogme de la croissance. Cette croissance qui paradoxalement appauvrit les ressources vitales de la planète terre, cette « sacrée croissance » qui nous rend donc de plus en plus vulnérables.
Une société corsetée à l’image de ce que nous avons réalisé durant ces deux derniers siècles pour maîtriser, canaliser, endiguer des cours d’eau, afin de se protéger contre les crues, gagner des terres cultivables, éliminer des insectes nuisibles. Depuis quelques décennies, notamment dans votre canton, des rivières retrouvent un cours naturel pour le bien de la faune, la qualité paysagère, et dans certains cas pour absorber plus efficacement les crues.
Une société industrialisée qui a la fâcheuse tendance à vivre hors-sol. Nous nous comportons comme si l’évolution technologique et financière nous libérait d’un lien vital avec la terre. Est devenu vital, dans ce monde où tout se calcule, l’extrême précision, l’extrême ponctualité, un gain de productivité croissant, une consommation tout azimut et sans limites, comme si nous étions devenus les seuls maîtres à bord.
A l’heure où je vous parle, partout dans le monde, des centaines de millions de paysans et de paysannes sont dans les champs pour cultiver. Sans eux, sans la terre nourricière, nos assiettes resteraient vides, définitivement vides. Ça paraît incroyable, à l’heure ou Monsanto, Syngenta, Bayer et les autres fabricants de pesticides sont à la pointe des dernières innovations agro-industrielles, ce sont des gens comme vous et moi, travailleurs de la terre, qui produisent notre nourriture. Et ce sera ainsi pour longtemps, longtemps encore.
A l’heure où je vous parle, trois tonnes de lombrics par hectare digèrent, aèrent les sols pour maintenir leur fertilité naturelle à long terme. C’est un peu vexant pour une agriculture hautement mécanisée, et disposant d’une offre importante en engrais de synthèse, de dépendre encore de vers de terre pour récolter. Ce qui pousse en surface est largement tributaire d’un sol vivant. Ce sera ainsi pour longtemps, longtemps encore.
Voilà plus de 40 ans que je m’interroge sur ces enjeux. Cette réflexion ne m’a jamais quittée. Avec l’apport d’autres citoyens et citoyennes, je me suis forgé progressivement une opinion. La réflexion est une nourriture ; elle permet d’élargir le champ de vision et d’écoute. Elle permet de nous enraciner dans notre propre vie.
Partout dans le monde, des femmes et des hommes, jeunes et moins jeunes, tentent d’établir ou de rétablir un lien durable avec la terre. Cette démarche me réjouit. Si l’envie de quitter une vie hors-sol continue et s’amplifie nous avons de bonnes raisons d’espérer que le changement comportemental de l’humanité prenne le relais du changement climatique.
Chers élèves, vous avez terminé un cycle de formation. Dans quelques années vous serez professionnellement engagés. Prenez le temps alors de vous demander pour quel projet de vie, de société, individuel et collectif, vous vous engagerez.
Bravo à celles et ceux qui ont réussis à obtenir leur diplôme. Mais je pense aussi à celles et ceux qui sont aujourd’hui en situation d’échec. Oui, l’échec peut nous amener à rebondir, à recommencer ou à choisir une autre voie. Mais sur le moment, il faut accuser le coup. C’est un passage difficile à vivre, surtout si nous avons le sentiment de nous être bien préparés.
J’étais fier d’être grenadier, appelé à devenir officier, j’étais fier de posséder mon permis poids lourd. Mais, l’utiliser pour transporter des œufs d’un bout à l’autre du monde, alors que des poules courent et pondent partout, c’est absurde. Par contre, charger du bois dans nos forêts de proximité pour ravitailler les scieries de la région donne un sens à son activité professionnelle.
Chers élèves un grand chantier s’ouvre devant vous. Pour construire un monde plus pacifique, plus apaisé, mieux relié à la terre, il y a du boulot. Considérez vos utopies comme les prémisses d’un changement possible.
A l’heure où j’écris ces dernières lignes, les anglais ont choisi de quitter l’Union européenne. J’espère que cet événement permettra à terme de construire une Europe plus démocratique, plus proche des peuples qui la composent. Je souhaite qu’un jour, quelques-uns parmi vous, seront candidats-tes pour l’élection au Parlement européen. Je tiens à vous rappeler aussi qu’au lendemain de la guerre, des chefs de gouvernements européens ont pris l’initiative de créer un lieu de rencontres et de négociations pour consolider durablement la paix sur notre continent. L’union européenne a tenu jusqu’à maintenant. Il est important qu’elle continue d’œuvrer pour consolider la paix, une consolidation indispensable pour la préservation de notre environnement.
Fernand Cuche, Les Prés-sur-Lignières, le 25 juin 2016