A l’exception de l’eau, les aliments et les produits de la forêt peuvent être achetés à meilleur prix sur le marché européen ou mondial, jusqu’à votre maison préfabriquée en bois du Canada ou le steak américain aux hormones pour doper vos assiettes. Les produits du monde entier sont à vos pieds. Pourquoi dans ce contexte voulons nous continuer d’investir et tenter de valoriser nos matières premières alors que le marché dépose devant votre porte ou dans votre caddie les produits choisis au meilleur prix du jour ? Tous ces biens à portée de main sans planter un clou, abattre des arbres, semer du blé, tuer le cochon, mener les vaches au pâturage ou cueillir des pommes.
Fini ainsi le bruit de la tronçonneuse dans nos forêts, oublié le tintamarre des cloches dans les prés, disparues les odeurs de purin, à la casse ces tracteurs qui vous empêchent le rodéo sur les chemins de campagne. Oui, pourquoi s’entêter à investir chaque année plusieurs centaines de millions dans ce potentiel naturel de production ? Pire encore : investir de telles sommes et ne pas prendre les mesures nécessaires permettant une valorisation de ces biens à des prix rémunérateurs est un non sens économique, un gaspillage.
Dans un contexte d’adulation de la compétitivité il serait logique de « confier » au marché la gestion de nos matières premières sans interventionnisme de l’Etat. Si elle n’est pas concurrentielle la forêt peut vivre sans l’intervention de l’homme. Elle ne tardera pas à coloniser les terres agricoles abandonnées, c’est son penchant naturel…
Nous légiférons sous la menace.
Suite aux intempéries catastrophiques de l’automne 1868 dans les alpes centrales, favorisées notamment par des déboisements excessifs, l’autorité fédérale a légiféré rapidement et introduit deux articles constitutionnels visionnaires sur l’aménagement des cours d’eau et l’économie forestière. Plus aucun arbre ne sera abattu sans l’aval de la police des forêts. Lors de chaque conflit menaçant le pays les autorités fédérales ont pris des mesures draconiennes pour assurer le ravitaillement de la population, mobilisant toutes les parcelles productives, toutes les forces vives restées dans les campagnes, notamment les paysannes, les grands-parents et les enfants en âge de travailler. Légiférer en période de mauvais temps nous rapproche de ce qui est vital . Par beau temps nous sommes naturellement portés à regarder ailleurs, délaissant quelque peu notre proximité.
Légiférer sous la menace est constitutionnel de l’homme. Mais nous savons aussi tenir compte des enseignements provoqués par nos excès. La loi forestière est un exemple représentatif d’une prise de conscience durable. Pour les terres agricoles les convoitises sont telles qu’il est difficile de les préserver durablement.
En ce début du XXI siècle, caractérisé par des échanges tout azimut, il serait ringard de considérer l’agriculture et la sylviculture du pays comme des ressources vitales à valoriser. Un luxe non rentable, déconnecté des réalités marchandes. Etrange ce pays industrialisé, riche, qui comme bien d’autres, continue d’investir dans ces deux secteurs. Nous ne sommes plus sous la menace caractéristique du siècle passé. Mais les craintes sont plus diffuses : diminution quantitative et qualitative des terres arables, pollution et raréfaction de l’eau, pollution et diminution de la fertilité des sols, réchauffement de la planète avec ses conséquences sur le climat et la production agricole, déboisements calamiteux, etc.
Voilà qui devient moins ringard. Les autorités fédérales, comme bien d’autres gouvernements ont connaissance de ces enjeux. A chaque négociation ils s’efforcent de faire coïncider la préservation des ressources naturelles et un marché globalisé, libéralisé, sans entraves. Cet exercice devient de plus en plus périlleux car le pouvoir est progressivement capté par les acteurs économiques les plus puissants. Cette néfaste évolution se traduit par l’achat de terres arables au profit de l’agro-industrie, la privatisation de l’eau, l’accaparement du vivant par les firmes agrochimiques ( brevets sur les semences), l’imposition de la monoculture sur de très vastes étendues, l’ exploitation brutale de la forêt, l’appauvrissement et la diminution drastique de la paysannerie.
En Suisse et dans de nombreux pays des voix s’élèvent pour dénoncer les désastres provoqués par cette fuite en avant. L’union suisse des paysans, puis Les Verts suisses et Uniterre recourent à l’initiative populaire pour sortir de cette impasse. La nature peut vivre sans les hommes, l’inverse est incontestablement impossible. Apporter son appui à ces textes relève de la responsabilité citoyenne.
Fernand Cuche
Les Prés-sur-Lignières, février 2015